Innovations et défis de l’intelligence artificielle au Brésil : Un entretien exclusif avec Fabio Cozman et Giordano Cabral

Dans le prolongement de notre édition spéciale sur l’intelligence artificielle au Brésil parue dans le numéro 16 d’ActuIA, nous vous présentons un entretien exclusif avec deux acteurs reconnus du secteur : Fabio Cozman, professeur à l’Escola Politécnica de l’Universidade de São Paulo et directeur du Center for Artificial Intelligence (C4AI) à l’USP, ainsi que Giordano Cabral, professeur à l’Universidade Federal do Pernambuco, président du conseil du CESAR (Centro de Estudos e Sistemas Avançados do Recife) et actuellement en poste en tant que professeur invité à l’Université de Stanford.

Animé par Jean-Pierre Briot, cet échange éclaire les ambitions, les particularités et les défis des institutions qu’ils dirigent, le C4AI et le CESAR. Fabio Cozman et Giordano Cabral partagent avec nous leur vision sur les collaborations entre secteurs public et privé dans le domaine de l’IA, les ressources et les opportunités uniques au Brésil, ainsi que les enjeux liés à la formation et à la fuite des talents. Ils discutent également du potentiel de l’IA générative dans le paysage culturel brésilien et abordent les questions stratégiques et éthiques qui accompagnent le développement de cette technologie.

Cet entretien, initialement mené en portugais et traduit ici en français, nous plonge dans le futur de l’IA au Brésil, où l’innovation rencontre la tradition pour forger une vision singulière et porteuse d’espoir.

Pouvez-vous résumer les motivations et les spécificités de l’institution que vous coordonnez (respectivement, C4AI et CESAR) ?

F. C. : Le Centre d’IA USP/IBM/FAPESP, qui a pour nom C4AI (en anglais, Center for Artificial Intelligence, voir l’encadré), est un centre de recherche, hébergé par l’USP (Universidade de São Paulo) et dont le financement est assuré de manière conjointe par un organisme public, la FAPESP (l’agence de financement de la recherche de l’État de São Paulo) et par IBM, une entreprise informatique historique et l’un des leaders en recherche en IA. Le centre a été créé en 2020 et se destine à la recherche fondamentale en IA, tout en pensant aux applications dans des domaines sélectionnés, et en se souciant également de la diffusion et du transfert de connaissances à la société.

G. C. : Parmi les domaines de compétence du CESAR, l’IA mérite d’être soulignée. Outre les startups créées sur cette technologie, des projets comme Digital Twins avec Petrobras, vainqueur des SPE Awards en novembre 2023, ou d’autres également primés, avec Nvidia ou Lenovo, méritent d’être soulignés. Je souhaite également souligner l’effort important en matière d’IA générative, avec l’objectif de devenir le principal acteur du Brésil dans ce domaine spécifique.

Comment voyez-vous les enjeux en matière de partenariats public-privé en IA au Brésil ?

F. C. : Le Brésil dispose de plusieurs mécanismes pour permettre des partenariats entre institutions publiques et privées : les universités publiques, où se déroule la majeure partie de la recherche universitaire au Brésil, autorisent en général des activités de conseil et des conventions, et il existe des organismes de financement axés sur les partenariats, par exemple l’EMBRAPII. La FAPESP apporte elle-même un soutien important à la recherche dans les entreprises, en cherchant à accroître l’innovation. De manière générale, beaucoup d’efforts sont maintenant déployés pour créer des partenariats, mais je pense que ce n’est pas une tradition ancienne au Brésil, le pays s’est réveillé à ce sujet relativement récemment. Nous sommes encore en train d’apprendre quels sont les meilleurs mécanismes et les meilleures pratiques pour que les partenariats fonctionnent, et nous apprenons également comment évaluer ce travail et son impact réel.

G. C. : Je pense que le Brésil est confronté à un grand défi pour combler le fossé entre les secteurs privé et public. La grande majorité de la recherche au Brésil est réalisée dans des institutions publiques. Cependant, les développements les plus significatifs dans les domaines impliquant l’IA ont lieu dans les grandes entreprises hors du Brésil. De plus, les institutions brésiliennes ont peu de liens avec le marché et il est très courant qu’elles restent dans une sphère théorique.
Cela dit, je reconnais qu’il y a de grands progrès. Il existe de nouveaux modèles, comme EMBRAPII, qui explorent une intégration plus efficace entre le public et le privé. Il existe des agences de développement. Il existe des lois incitatives. Il existe également des institutions, comme CESAR, qui sont privées, mais sans but lucratif, et qui jouent souvent un rôle public.

Quelles sont à votre avis les éventuelles spécificités en termes de ressources et d’opportunités (humains, acteurs institutionnels, applications potentielles, etc.) de l’IA au Brésil ?

F. C. : Le Brésil dispose d’une communauté de chercheurs en IA depuis des décennies, et le pays occupe une position entre les 15 et 20 premiers mondiaux en termes de production scientifique dans ce domaine, selon les données de l’OCDE. À cette communauté initiale, traditionnelle se sont joints ces dernières années un nombre significatif d’entreprises qui ont ouvert des laboratoires de recherche en science des données, apprentissage machine, et IA. Cet intérêt récent pour ces thématiques a également généré un grand nombre de startups, principalement autour de la ville de São Paulo. Le pays dispose également d’institutions solides qui génèrent des données de bonne qualité, comme l’INPE (Institut national de recherche spatiale) et l’IBGE (Instituto brésilien de géographie et statistiques). Cependant, il existe encore un manque de ressources pour la recherche académique, ainsi qu’un manque criant de personnes formées dans ce domaine. Le pays doit investir beaucoup dans la formation du personnel dans ce domaine.

G. C. : Je considère que la principale ressource dont nous disposons est les talents. Nous disposons d’une capacité considérable de formation de talents, d’une population nombreuse, et d’une dimension continentale. En outre, il existe divers secteurs bien développés au Brésil, tels que la finance, l’éducation, la médecine, l’agriculture, l’énergie, et l’économie créative. Non seulement ils sont compétitifs au niveau international, mais ils possèdent des caractéristiques locales propres, ce qui valorise les innovations qui naissent avec un différentiel, étant développées au Brésil.

Quels sont à votre avis les forces et les faiblesses et les défis en matière d’IA au Brésil ?

F. C. : Le Brésil a une population réceptive aux nouvelles technologies, une communauté universitaire ancienne dans le domaine et un ensemble d’institutions qui promeuvent et génèrent des données et des informations de qualité. Le gouvernement brésilien a montré sa préoccupation pour ce sujet et a formulé des politiques et des stratégies. Cependant, le Brésil dispose encore de relativement peu d’investissements structurants en IA et ne dispose pas d’une stratégie dotée de ressources claires. Il y a beaucoup de discussions sur la manière de réguler l’IA, mais peu de discussions sur la manière de structurer son développement local. Et il est nécessaire de former davantage de personnes dans ce domaine, comme je l’ai déjà mentionné.

G. C. : Fabio a déjà bien résumé la situation. D’un côté, les talents. De l’autre, un manque d’infrastructures, de marché prospère, d’incitations plus fortes et de davantage de connexions avec le marché. En outre, je voudrais mentionner une force : celle du Brésil en tant que laboratoire. Il s’agit d’un lieu complexe, vaste, mais dont le public est avide de nouveautés, les accepte bien, est réceptif et adaptable. Je crois beaucoup aux partenariats entre le Brésil et les grands centres de développement technologique du monde.

Le Brésil est bien placé en matière de R&D en agronomie, industrie pétrolière, minération, aviation, médecine. Voyez-vous ces secteurs comme de futurs secteurs de pointe pour l’IA au Brésil ?

F. C. : Je pense que ce sont de bons paris pour l’avenir, mais je crois que le secteur financier et le secteur des ressources humaines sont également importants, et le seront certainement pour longtemps. Ces deux secteurs sont de solides utilisateurs de l’IA.
Le Brésil est également un acteur culturel important, notamment en matière de musique (bossa-nova, MPB…). Voyez-vous un potentiel spécifique au Brésil en matière d’IA générative et d’aide à la création artistique ?

G. C. : Indubitablement. Pour moi, non seulement l’art, mais également l’économie créative en général, est un domaine prioritaire pour le développement de l’IA au Brésil. Parce que c’est là que le Brésil a beaucoup à enseigner. La créativité est l’une de nos forces. Notre musique, notre cinéma et diverses autres formes culturelles sont notre patrimoine. L’IA générative montre son impact dans diverses industries créatives. Le Brésil a un immense potentiel, il s’agit d’une opportunité unique d’être l’un des plus grands acteurs de ce nouveau monde créatif numérique, qui inclut les jeux, le divertissement, la publicité, la musique, les réseaux sociaux, l’audiovisuel, le journalisme, le cinéma, et la mode, entre autres.

À ma connaissance, le seul centre de R&D industriel en informatique au Brésil est le centre d’IBM, qui existe depuis 2010. Voyez-vous, et dans quel délai, la possible création de centres de R&D d’autres acteurs majeurs en IA (Google, Facebook, etc.), comme c’est le cas dans d’autres pays ?

F. C. : Le centre de R&D d’IBM se distingue certainement par sa qualité, mais il y a de nombreuses entreprises qui investissent dans la recherche informatique, en utilisant les ressources de la loi sur les technologies de l’information, qui réduit les impôts en échange d’investissements par l’entreprise. Grâce à ce mécanisme, il existe de nombreux centres, tels que SIDI et Eldorado, qui réalisent de la R&D en informatique sur demande d’entreprises ou parfois aussi du gouvernement. Il existe également de grandes entreprises dotées de grands centres de recherche qui incluent l’informatique, notamment Petrobras. On peut également citer comme exemples des banques, comme Itaú, et des hôpitaux, comme l’Hôpital Albert Einstein. Le volume des ressources est inférieur à celui observé dans les pays ayant une plus grande tradition de recherche, mais il est significatif.

Comment évaluez-vous l’élaboration actuelle ou souhaitable de grands programmes nationaux en IA par les institutions publiques brésiliennes (ministères et agences d’évaluation et de financement) ?

G. C. : À mon avis, cela n’a pas été très efficace. Premièrement, les actions sont timides, en comparaison d’autres pays. Deuxièmement, elles ont tendance à être dispersées, au service du plus grand nombre de personnes/entreprises, mais sans ressources suffisantes (individuellement) pour obtenir un plus grand impact. Troisièmement, il y a peu de liens (à nouveau, en comparaison d’autres pays), notamment entre les universités et les organismes publics avec le marché, et cet isolement rend leurs recherches plus théoriques et détachées des avancées provenant de l’industrie. Enfin, encourager ce développement est, en général, considéré comme une responsabilité de la sphère publique. À mon avis, il y a de la place pour encore beaucoup plus d’investissements privés au Brésil. Que ce soient des entreprises brésiliennes, ou des entreprises étrangères.

Comment voyez-vous les risques en matière de fuite des cerveaux brésiliens (« brain drain ») vers l’Amérique du Nord, l’Europe ou l’Asie et les moyens de les contrer ?

F. C. : C’est un véritable défi pour le pays. D’un côté, il est intéressant qu’il y ait des Brésiliens qui travaillent ailleurs, pour faciliter l’échange d’idées et de perspectives. Cependant, ces dernières années, le départ de Brésiliens spécialistes en IA s’est accéléré. Le marché étranger accueille favorablement ces professionnels et il y a plein d’opportunités. Mais le marché intérieur brésilien est également en plein essor, avec une véritable course après les meilleurs cerveaux. À nouveau, le Brésil a besoin de former davantage de personnes, pour que les entrepreneurs se multiplient et réussissent — et grâce à ce succès, qu’ils puissent retenir d’autres bons professionnels.

G. C. : Le CESAR a une belle histoire à raconter à ce sujet. Dans les années 1990, le Centre informatique de l’UFPE s’est imposé comme l’un des centres d’excellence en technologies de l’information au Brésil. J’étais étudiant à cette époque. Il existait une formation de niveau international, mais il n’existait pas de marché local pour absorber ces personnes. Le CESAR a été créé précisément pour amener des projets (et des clients) sophistiqués à Recife (à l’origine), et offrir une opportunité aux talents qui souhaitaient y rester. Ce mouvement (et ces mêmes personnes) a ensuite créé une organisation avec un champ d’action encore plus large, le Porto Digital, un écosystème d’entreprises informatiques, considéré aujourd’hui comme le plus grand parc technologique urbain et ouvert du Brésil. On y compte plus de 400 entreprises, représentant 13 % du PIB de l’État, employant bientôt 20 000 personnes. Il a ainsi été possible de contenir la fuite des cerveaux. Voici quelques secrets pour les garder :

  • Un écosystème d’entraide. L’écosystème Porto Digital encourage les partenariats. En plus, les entreprises ne rivalisent généralement pas entre elles, car elles servent des clients répartis à travers le Brésil ou dans le monde. Ainsi, la plupart du temps, elles ne se disputent pas le même espace. Au contraire, elles s’entraident pour obtenir une place sur d’autres marchés plus puissants.
  • À mesure qu’un secteur se développe, il acquiert une responsabilité sociale, de contribuer au développement de son environnement : la ville, la région dans son ensemble. Le CESAR et le Porto Digital, par exemple, ont un rôle fondamental à jouer pour le renouvellement de la ville de Recife.
  • Maintenir des valeurs et une culture locale. Ce ne sont pas seulement le salaire et un défi professionnel qui déterminent les critères de choix de l’endroit où quelqu’un va vivre. Le Brésil possède d’énormes attraits, comme le mode de vie de sa population, la culture, le climat. Il faut valoriser cela, et pas le contraire. Pour nous, par exemple, il a été très important d’assumer notre façon décontractée d’être. Finalement, avec tout cela, les gens perçoivent qu’il n’est pas nécessaire de renoncer à un style de vie pour avoir des opportunités professionnelles.
  • Donner de l’opportunité pour plus de gens. C’est-à-dire, de l’investissement dans la formation. L’état de Pernambouco est déjà l’État qui compte le plus grand nombre d’étudiants en informatique pour 100 000 habitants. Et, avec des initiatives comme le programme Embarque Digital, qui favorise le lien entre la formation des étudiants au collège et le marché du travail, l’État est en train de doubler sa capacité de formation dans le domaine.
  • Enfin, il faut que les initiatives contribuent à réduire les inégalités et aient une responsabilité sociale envers leur environnement. Un écosystème qui se développe doit être perçu comme un vecteur de croissance pour tous, sinon les écarts se creusent et il risque d’être largement désapprouvé.

Derrière tout cela se cache une logique, qui n’est pas toujours évidente. Mais cela devient plus clair lorsqu’on regarde le CESAR. Il travaille avec certaines des plus grandes entreprises du monde. Les collaborateurs travaillent avec des technologies et des processus similaires à ceux avec lesquels ils travailleraient dans la Silicon Valley. Ils travaillent sur des projets qui ont un impact, pour des entreprises qu’ils admirent. Ils se développent professionnellement. Mais, ils peuvent le faire sans quitter leur culture, leurs amis, leur famille. Comme le coût de la vie à Recife est inférieur à celui de la Silicon Valley (ou de la France), si le collaborateur a le même niveau de vie, c’est plus compétitif au Brésil. Cela permet aux entreprises de travailler à distance avec des entreprises internationales, acquérant ainsi une expérience et des compétences de « classe mondiale ».

Bien sûr, beaucoup suivent le mouvement d’aller vers les grands centres. Leur formation et leurs expériences les y qualifient. Et, pour eux, il est important qu’ils prennent conscience du rôle qu’ils peuvent jouer dans le développement d’autres personnes, de futurs talents, qui restent au Brésil. Cependant, le CESAR s’est rendu compte que certains de ses collaborateurs veulent rester et souhaitent que ces opportunités existent dans leur lieu d’origine. Nous n’avons donc pas besoin de lutter contre la fuite des cerveaux. Nous avons besoin de suffisamment d’espace pour que les cerveaux qui veulent rester au Brésil aient des conditions de travail satisfaisantes, et qu’ils travaillent en harmonie et connectés avec les grands centres. Je crois en cela comme un moyen pour le Brésil de devenir également un grand centre, en travaillant avec les meilleurs. Les gens qui partent aident ceux qui restent à se développer, ceux qui restent développent une nouvelle économie. Pour moi, le partenariat, la connexion et le sens de l’objectif sont le secret.

Suivant les cultures, l’IA (et la robotique) est plus ou moins bien acceptée a priori, par exemple avec une meilleure acceptation sociale en Chine et au Japon, et plus de résistance aux risques en Europe. Comment voyez-vous l’acceptation par les Brésiliens ?

F. C. : D’un point de vue subjectif, je pense qu’en général, les Brésiliens accueillent favorablement les nouvelles technologies et s’intéressent aux dernières évolutions du marché. L’IA apporte de nouveaux défis, car son impact sur le marché du travail est potentiellement important. Pour autant, j’observe généralement peu d’animosité, malgré les inquiétudes évidentes quant aux risques et aux impacts sociaux.

G. C. : Je pense avoir déjà répondu à cela à travers une autre question. Pour moi, une grande opportunité est le fait que les Brésiliens aient tendance à bien accepter les changements technologiques. Ils y adhèrent facilement et le voient d’un bon œil.

L’IA a subi depuis sa naissance divers retournements spectaculaires entre les courants symbolique et subsymbolique. L’IA statistique/neuronale est depuis une dizaine d’années un véritable rouleau compresseur et représente une forme de revanche pour une certaine communauté. Comment est-ce vécu au Brésil ?

F. C. : Je pense que le cas brésilien est intéressant, car le Brésil compte plusieurs communautés, tant en informatique qu’en ingénierie, qui étudient les réseaux neuronaux depuis des décennies. Même dans les années 2000, lorsque les réseaux de neurones suscitaient moins d’intérêt dans certains pays, la communauté brésilienne des réseaux de neurones a continué à prospérer. Il y a eu en effet récemment une « révolution neuronale », car les réseaux neuronaux modernes (et leurs innombrables variantes) ont obtenu des résultats inattendus. Aujourd’hui, la majeure partie de la communauté universitaire brésilienne en IA travaille avec l’apprentissage automatique, autant avec des réseaux de neurones qu’avec des méthodes statistiques plus traditionnelles.

Les performances récentes en matière d’IA générative par de grands modèles de langage (tels que ChatGPT) sont impressionnantes, et en même temps ils ont des limites dues aux modèles statistiques de corrélation. Des perspectives en cours sont en matière d’intégration avec des mécanismes de raisonnement et de résolution et un « grounding » des concepts (par exemple par des robots). Comment voyez-vous ces perspectives et à quelle échéance ?

F. C. : Les grands modèles de langage actuels sont impressionnants et je ne pense pas que quelqu’un aurait prédit que ces modèles, construits de la manière dont ils sont construits, pourraient connaître le succès observé aujourd’hui. Mais il reste encore beaucoup à faire pour améliorer les performances de ces modèles, qui commettent fréquemment des erreurs et n’offrent aucune garantie d’exactitude. Je crois que nous aurons besoin d’artefacts informatiques qui développeront des modèles internes du monde et qui pourront raisonner sur ces modèles, comme base d’une intelligence plus raffinée, que nous devons viser chez nos assistants informatiques. Les modèles linguistiques sont des outils importants qui contribueront à la construction de ces modèles du monde, mais ils ne me semblent pas suffisants pour un raisonnement sophistiqué. Pour ce faire, il sera nécessaire d’enrichir l’apprentissage automatique avec des techniques de représentation des connaissances et de raisonnement logique. Je pense que dans quelques années nous pourrons mettre l’accent sur ces derniers aspects. À l’heure actuelle, presque toute l’attention dans ce domaine est absorbée par les modèles de langage.

G. C. : C’est une excellente question. Je pense qu’il y a des avancées sur plusieurs fronts, et j’aimerais les diviser en 3 grands groupes. Premièrement, il y a de nouveaux développements dans les techniques, les algorithmes, etc. Il s’agit d’un projet à long terme, et c’est vers cela que pointent tant la communauté scientifique que les « big techs ». Cela parle du futur. Fabio a déjà bien exploré ces perspectives.
Deuxièmement, il reste encore beaucoup à faire avec le cadre déjà existant. Cela parle du présent. Il existe par exemple une nouvelle ingénierie de l’IA, déjà en place, qui a encore tendance à beaucoup évoluer. La manière même de développer des logiciels tend à changer radicalement. NVIDIA, par exemple, vient d’introduire les NIMs. Les modèles de fondation ont également tendance à fonctionner dans de nouveaux domaines, dans le but de reproduire le phénomène GPT dans d’autres domaines, qu’il s’agisse de la biotechnologie, des sciences naturelles, ou autre.

Enfin, troisièmement, la majeure partie de la société est encore dans le passé. L’IA impose des changements sociaux si profonds, que nous n’arrivons pas encore à nous mettre à jour (l’Europe est un peu en avance, mais pas suffisamment). Et pas seulement concernant les grandes questions éthiques, comme les lois sur la protection des données, ou les risques pour la démocratie liés au recours à la contrefaçon et à la désinformation, ou aux armes (autonomes) à base d’IA.

En fin de compte, nous ne sommes pas cohérents en tant qu’humains. Si les enfants font leurs devoirs en utilisant ChatGPT, on le critique comme étant « trop performant » (comme une calculatrice l’est pour faire des calculs). Si nous, les adultes, l’utilisons, nous nous plaignons de ses hallucinations, et nous demandons plus de vérification des faits. En fait, une bonne partie de ces systèmes dits d’IA générative ont été conçus dans le but d’être créatifs, sans le concept de vrai ou faux.

En informatique, on parle beaucoup du niveau de tolérance des systèmes (par exemple, de tolérance aux pannes). Aujourd’hui, alors que l’IA envahit le monde, nous devons discuter notre propre niveau de tolérance envers les machines, en tant que société. Nous devons évoluer. Il y a beaucoup à changer dans notre mentalité, et il y a beaucoup à changer dans notre relation aux machines. La robotique, par exemple, envisage (avec le supercalcul, avec de nouveaux modèles de langage, et donc avec une nouvelle capacité à enseigner aux robots de manière plus naturelle) la genèse des « humains numériques ». Quelle relation allons-nous avoir avec ces êtres ? Je pense qu’il y a un certain ordre de priorité dans les avancées (pour ne pas mettre la charrue avant les bœufs). Premièrement, comment réinventer notre système règlementaire et notre système éducatif pour qu’il y ait une plus grande rapidité de mise à jour/adaptation, capable de suivre les avancées technologiques à la même vitesse ? Deuxièmement, comment pouvons-nous apprendre à créer de nouveaux artefacts bénéfiques pour l’humanité avec la technologie dont nous disposons déjà ? Pour enfin se demander : où allons-nous ensuite ? Quelle sera la prochaine étape ?

Nous vivons maintenant à des époques différentes, en même temps. La société essaie encore de comprendre ce qu’est exactement cette technologie déjà présente dans les rues. Entre-temps, de nouvelles technologies font déjà leur apparition et l’écart tend à se creuser encore davantage. Il est temps de se demander non seulement quel sera le prochain algorithme ou technologie, mais aussi quel effet cela aura sur nous, comment garantir que nous en ferons le meilleur usage possible, et comment cela peut contribuer à une société plus juste.

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