Citius, Altius, Fortius, trois mots latin signifiant « plus vite, plus haut, plus fort », forment la devise originelle des Jeux Olympiques, mais aussi une forme de course vers une augmentation indéfinie de la performance que certains ont pu comprendre comme une invitation au dopage. Le parallèle avec l’intelligence artificielle s’avère intéressant à plus d’un titre. L’IA, c’est une révolution ! Mais elle est permanente, infatigable, un peu à la manière dont elle est menée par nos machines dorénavant déifiées, ces ordinateurs qui comptent sans se tromper, sans se plaindre aussi… Dans tous les domaines, l’IA progresse. Voyez plutôt :
Chœur des louanges techniques
Fortius : Grâce aux GPU, TPU et consorts, les capacités de calcul continuent de soutenir la force requise pour entraîner des modèles consommant des quantités astronomiques de données (et aussi d’électricité) au sein de clouds pour servir le deep learning. Dernière grande réussite en date : les Large Language Models («LLM»), noyau dur de ChatGPT, l’assistant conversationnel qui écrit. Quel dommage que de moins en moins de gens lisent…
Altius : Et c’est vrai qu’ils sont forts, ces LLM! Etonnante surprise que leur haute performance dans la maîtrise du langage, disons du versant purement syntaxique du langage. L’illusion fait le reste. L’ordinateur vous parle ; le test de Turing vole littéralement en éclat (en même temps, c’était un canular…). Et si l’on n’y prend garde, ce sera bientôt toute la cognition humaine qui sera reproduite par ces capacités « machiniques » nouvelles. Pourquoi l’IA connaîtrait-elle de limites ?
Citius : Ce rythme, qui nous entraîne jusqu’au bout de l’IA (mais peutêtre aussi au bout de la nuit ? – il paraît que les années 80 reviennent à la mode), semble s’accélérer à son tour. Les retombées techniques des LLM s’auto-entretiennent dans un concert assez cacophonique d’open-source et de but lucratif bien compris (mais il n’y a pas de mal à cela). Et nous nous précipitons, mus par un progrès qui demeure inquestionné, à toute
allure vers… Bien malin qui saurait dire quoi !
Intermezzo : Retour à la devise des J.O. : il est d’ores et déjà su que le cru parisien de 2024 aura recours à l’IA, à l’œuvre derrière les caméras intelligentes censées veiller à la sécurité du peuple, augmenté de ses généreux touristes étrangers. La surveillance – d’autres disent « la sécurité » – ne saurait se reposer, contrairement aux contrôleurs et aux athlètes (il faudrait bientôt songer à les remplacer un jour, ceux-là aussi !)
Chœur des louanges éthiques
La fin de l’année qui vient de s’achever portait comme un avant-goût de nouvel an, largement confirmé depuis :
Prospérité ! L’IA ne se limite heureusement pas à ses performances techniques sans cesse repoussées. Le business est aussi florissant et le montant des dernières levées de fonds ou des investissements consentis donne le tournis. A moins de compter en milliards de dollars – altius ! –, on ne fait pas vraiment partie des acteurs intéressants. En centaines de millions d’euro, on a une place dans le décor, ou on peut être promu à un petit rôle de configuration, peut-être. Bien sûr, les rabat-joie pointeront qu’un investissement n’est qu’une espérance de gains futurs (et pour ce qui est du présent, une dépense tout à fait effective). Ils n’omettront pas de noter également que la valeur en bourse n’est qu’une mesure bien volatile de la valeur réelle d’une société. Mais enfin, il faut bien s’occuper…
Bonheur ! Et comme on n’est pas tous traders et qu’il en faut pour tous les goûts, la régulation de l’IA bat aussi son plein. Sommet mondial de l’intelligence artificielle les 1er et 2 novembre 2023 en Angleterre où les figures politiques discutent avec chercheurs et dirigeants des inévitables grandes entreprises du numérique. Réunion placée sous l’égide du bien des peuples et des Nations (et de la figure tutélaire d’Alan Turing – autres temps, autres mœurs) qui conduisit même à la signature d’un accord – ou n’était-ce qu’une déclaration ? –, dit de Bletchley, intervenant à peu près en même temps que la signature du décret Biden visant un début de réglementation en la matière et que l’édiction d’un code de bonne conduite par le G7. Les choses apparaissent enfin clairement : c’était une conspiration menée contre l’AI Act européen qui accouchera (?) seulement un mois plus tard ! Citius : chacun veut être le premier à dire la même chose, à savoir, faire de l’IA responsable, éthique et sécurisée (pieuse « wishlist » non exhaustive). Même la Chine a pu signer. Fortius !
Une dissonance audible ou un chœur qui chante faux ?
Et pourtant, de « révolution permanente » (notez bien sûr l’oxymoron) à « crise », il n’y a pas loin. Comment expliquer, sinon, ces récents engouements médiatico-politiques ? Le succès technique des LLM suffit-il pour remettre au goût du jour les vieilles lunes du grand remplacement, du revenu universel (qui sera « élevé », selon Elon Musk, mal habitué, il est vrai, aux inconforts du SMIC) et des robots humanoïdes qui pourraient devenir méchants si leur IA venait à dérailler ?
Crise des consciences, aussi, comme prises de vertige devant l’extrapolation de ce que pourrait être l’IA de demain. Raison de plus pour s’assurer de ce qu’est l’IA d’aujourd’hui, l’IA qui se fait plutôt qu’elle ne se raconte dans la bouche des « heureux du monde ». Revenons donc à un peu de science et de pédagogie, à la fabrique des IA, et non aux communications à son sujet. Entreprendre un voyage au bout de la nuit est toujours possible, réaliser celui au bout de l’IA s’avérera sans doute plus enthousiasmant, on l’espère !
Retrouvez le nouveau livre “Voyage au bout de l’IA”
d’Axel Cypel aux éditions De Boeck supérieur.