Au cœur de l’économie de l’attention, le temps que nous passons sur les écrans dont nous sommes de plus en plus dépendants. Alors que plateformes en ligne et entreprises rivalisent pour capter et maintenir l’attention des utilisateurs qui leur permettra d’engranger des revenus publicitaires, Anne Alombert, philosophe et membre du Conseil national du numérique, propose d’agir à la source en limitant le pouvoir des grandes entreprises technologiques plutôt que de contrôler les usages des citoyens comme il est envisagé, afin de protéger les libertés d’expression et de pensée.
Un récent sondage de l’Ifop sur les Français et l’addiction au numérique révèle que 65% des Français se considèrent dépendants de leur smartphone. Ce pourcentage monte à 89% pour les 18-24 ans qui passeraient en moyenne 7 heures/jour sur Internet. Cette addiction est devenue une préoccupation sociétale, le Parlement européen a d’ailleurs appelé en décembre dernier la Commission à légiférer pour contrer la nature addictive des jeux en ligne, des médias sociaux, des services de streaming et des marchés en ligne.
Une des principales préoccupations soulevées par Anne Alombert, co-pilote des travaux du Conseil national du numérique sur l’économie de l’attention, est l’émergence des IA génératives qui, en raison de leur fonctionnement probabiliste fermé, risquent d’accentuer l’uniformisation des contenus, de renforcer les biais existants, contribuant ainsi à la désinformation et constituant une menace sérieuse pour le débat public et la démocratie elle-même.
Elle déclare en préambule dans sa note “De la recommandation algorithmique privée aux pratiques citoyennes et contributives : assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle” :
“Face aux effets de l’économie de l’attention, que le développement des “intelligences artificielles génératives” risque d’aggraver, les propositions fleurissent : interdiction des smartphones dans certains lieux publics, rationnement du nombre de gigas quotidiens, etc. Mais est-il bien raisonnable de vouloir contrôler les usages des citoyens sans s’être efforcé, d’abord, de limiter le pouvoir des plateformes ? En démocratie, le rôle de la puissance publique n’est-il pas d’abord de nous protéger de l’influence grandissante des entreprises privées sur nos libertés d’expression et de pensée ? Si ce sont les fonctionnalités technologiques et les modèles d’affaires des géants du numérique qui sont à l’origine de la captation des attentions et de la désinformation généralisée, prenons le problème à sa racine plutôt que de nous attaquer à ses effets.”
Selon elle, la puissance publique a un rôle fondamental à jouer, avant toute chose pour transformer le fonctionnement et les interfaces des plateformes afin de rendre possible l’exercice des libertés, aujourd’hui menacées. Elle propose deux leviers, faciles à activer, qui, par ailleurs, pourraient constituer les principes d’un projet européen pour un numérique à la fois démocratique et contributif : des algorithmes de recommandation citoyenne et le dégroupage des réseaux sociaux.
Conçus à l’origine comme des espaces de divertissement, de partage et de libre expression, les réseaux sociaux sont petit à petit devenus des lieux de cyberharcèlement, de violence en ligne et de désinformation, où aucune innovation extérieure n’est possible, captant une part importante de la valeur des contenus qui les alimentent.
Les algorithmes de recommandation contributive et citoyenne remplaceraient ceux de recommandation automatique de contenus. Fondés sur une diversité de critères et sur l’avis des utilisateurs, ils seraient à mêmes de recréer de la confiance dans les contenus proposés alors que seulement 16% des 68% de Français à s’informer sur les réseaux sociaux déclarent avoir confiance dans ces plateformes selon une étude publiée par La Croix.
Anne Alombert explique :
“À travers une multiplicité de systèmes de recommandations, il s’agit de réinventer le pluralisme médiatique dans l’espace numérique, au lieu de soumettre la circulation des informations aux intérêts financiers des plateformes”.
Ajoutant :
“Il serait temps d’appliquer aux réseaux sociaux les principes d’ouverture nous permettant de toucher du doigt le réel apport des médias numériques : dépasser l’alternative entre privé et public par des pratiques citoyennes et contributives”.
Pour le Conseil national du numérique, ces changements structurels et économiques sont juridiquement atteignables notamment à travers le dégroupage des réseaux sociaux, proposition portée par de nombreuses ONG, associations, organismes, chercheurs et chercheuses en France et en Europe comme Maria Luisa Stas.
Il déclare :
“En contraignant les plateformes à s’ouvrir à des innovations tierces, la puissance publique garantirait une liberté d’innover, de choix et de pensée, et inciterait les entreprises à renouveler des modèles économiques aujourd’hui potentiellement toxiques. Autant de mesures politiques qui pourraient constituer un projet européen démocratique et contributif pour les prochaines années, dans la continuité des règlements européens et de la récente résolution du Parlement européen sur les interfaces addictives. La marche est accessible et l’enjeu est de taille : faire le pari de la démocratie numérique”.
Retrouver la note d’Anne Alombert ici