IA en santé, médecine de précision et sclérose en plaque : entretien avec Stanislas Demuth, doctorant en bio-informatique

Stanislas Demuth

Finaliste de l’édition alsacienne de « Ma thèse en 180 secondes », Stanislas Demuth, doctorant en bio-informatique (Inserm – Université de Strasbourg) travaille sur le thème de l’application des technologies informatiques aux soins de la sclérose en plaques (SEP). Nous avons échangé avec lui sur son projet, sur l’intelligence augmentée et l’IA en santé, les outils de médecine de précision et la transition numérique que connait le secteur.

1) Votre thèse porte sur les approches computationnelles pour une médecine de précision dans la sclérose en plaques, pouvez-vous nous parler de votre projet ?

Mon doctorat vise à développer des outils de médecine de précision dans la sclérose en plaques, une maladie auto-immune du cerveau qui affecte environ 120000 Français. Il s’agit d’exploiter les ressources et les technologies du numérique pour assister les décisions médicales. Ma réflexion se situe donc entre le développement technologique et l’exercice. J’alterne régulièrement entre l’exercice de la médecine et la recherche scientifique du fait d’un double cursus de médecine et de science. Mon domaine d’intérêt scientifique a évolué pendant ce parcours. D’abord porté sur l’immunologie, l’exercice médical m’a davantage sensibilisé pour la recherche appliquée et notamment sur les enjeux de la transition numérique du métier.

« L’informatique m’est toujours apparue comme un outil permettant de réaliser des tâches plus efficacement ou d’étendre son champ de compétence, que ce soit pour des projets associatifs, audiovisuels ou à présent médicaux ».

Avec mes directeurs de thèse, nous avons donc conçu mon projet doctoral comme une co-direction et une conciliation du regard clinique (métier) du professeur Jérôme de Sèze, expert de la sclérose en plaques, et du regard bio-informatique (technique) du professeur Pierre-Antoine Gourraud, expert en médecine de précision. Une disponibilité de trois ans pour une thèse de science est rare en médecine, où le parcours est déjà long, mais je suis conforté par le sentiment que ce sujet me correspond.

2) Comment l’IA s’intègre-t-elle dans votre travail ?

Il s’agit plutôt d’intelligence augmentée que d’intelligence artificielle. C’est-à-dire qu’il s’agit d’élargir le champ de compétence du médecin plutôt que de complètement automatiser une tâche cognitive précise. La numérisation des données de santé a fait exploser le volume de données potentiellement exploitables, le web permet de partager des ressources et le mouvement du logiciel libre diffuse la technologie, notamment sous la forme de modules python. Mais passer des données massives à l’authentique « Big data » requiert de développer des outils permettant d’exploiter ces éléments dans l’action du métier.

Pour cela, l’architecture de données est plus importante que la performance des modèles prédictifs. La simple possibilité d’accéder aux données pertinentes pour un patient et de faire des calculs à la volée lors d’une consultation serait déjà une petite révolution.
Imaginons que je sois en consultation avec un patient ayant récemment déclaré une sclérose en plaques. Nous disposons de nombreux traitements ralentissant l’évolution de la maladie, en l’occurrence, la progression d’un handicap moteur, urinaire, cognitif, etc. Ces traitements sont plus ou moins forts avec un risque d’effet indésirable allant de pair. Certains patients ont besoin de traitements forts, car leur maladie sera agressive, d’autres peuvent avoir une maladie qui reste dormante des années avant de se réactiver. Lesquelles sont lesquelles ?

« C’est tout le défi de la médecine de précision : identifier les profils à risque pour prendre en charge la maladie proactivement et identifier les profils bénins pour ne pas causer d’effets indésirables inutilement ».

Actuellement, nous cherchons déjà à adapter les traitements au profil du patient. Nous nous fondons sur notre expérience antérieure et sur les résultats d’études épidémiologiques qui recherchent des marqueurs de risque à l’échelle populationnelle. Aujourd’hui, lorsqu’un médecin annonce à un patient qu’il a 10% de chance d’être en fauteuil roulant d’ici 5 ans, il extrapole en fait le risque moyen dans la population ou une sous-population d’une étude. Il s’agit d’une approximation du risque individuel du patient. Cela devient plus approximatif lorsqu’il y a plusieurs études pertinentes à croiser et que le médecin extrapole mentalement. Comme l’évolution de la sclérose en plaques est très variable d’un patient à l’autre, ce niveau de précision n’est pas suffisant. C’est cependant la meilleure granularité possible tant que l’expérience n’est partagée qu’à l’échelle populationnelle.

La démarche du projet PRIMUS, auquel je participe, est de partager l’expérience à l’échelle individuelle en réutilisant les données de registres scientifiques nationaux ou d’essais thérapeutiques. Les neurologues experts de la maladie ont effectivement une culture de collecte de données des patients qu’ils suivent depuis des années. Nous développons un logiciel permettant d’accéder à la volée aux données individuelles pertinentes pour le patient vu en consultation : en l’occurrence les données des patients similaires au mien. Ainsi, le médecin de demain expliquera au patient que sur les 10000 patients d’une base de données de référence, 100 ont eu son profil par le passé et que ceux traités par tel médicament ont eu la meilleure évolution. Et il pourra le faire en lui montrant l’analyse faite à la volée sur son écran d’ordinateur. Nous serions donc dans une situation où la machine reproduit le processus mental du médecin de manière plus granulaire, plus efficiente, plus factuelle, et expliquée tout en servant de support de discussion entre le médecin et le patient.

La machine sous-tend donc une forme de dialogue en trio entre le médecin, le patient et des ressources : patients similaires (dits de référence), modèles prédictifs, bases de connaissance, etc. L’algorithme identifiant les patients de référence pertinents peut être aussi simple que de l’appariement. Cette simplicité promeut l’adoption par le médecin. Il y a également un défi de protection de l’identité des personnes dont les données servent de patients de référence.

« Nous espérons qu’une technique d’anonymisation innovante permettra de prévenir les réidentifications, même indirectes. En résumé, on se sert de la machine pour déléguer les tâches simples et laborieuses : interroger une base de données, faire un calcul ou produire une figure ».

À ce stade du travail, l’assistance décisionnelle est une simple description des données d’évolution de ces patients de référence sans mettre en jeu de modèle prédictif complexe. En cela, nous sommes dans une démarche d’intelligence augmentée plutôt que d’intelligence artificielle. Bien sûr, les deux ne sont pas antinomiques ! Une fois cette architecture de donnée établie, nous pourrons adresser des tâches plus complexes comme des reconnaissances de patterns par des modèles de machine learning à proprement parler. Il s’agira également d’inférer des pronostics dans les situations rares où l’effectif de patients pertinents n’est pas suffisamment important pour être fiable. Le raisonnement par appariement n’aura peut-être que des performances prédictives limitées et devra être raffiné par des modèles prédictifs pouvant prendre en compte des relations plus complexes, mais moins explicables. Mais nous pensons que d’ici là, la culture de la prise de décision « chiffres en main » aura progressé.

3) Comment appréhendez-vous l’après-doctorat ? Quels sont vos objectifs professionnels ?

Je ferai une nouvelle alternance, cette fois-ci de la recherche à l’exercice de la médecine, pour l’ultime année de mon cursus médical. Ce double cursus aura duré 14 ans. Après cela, j’aspire à une activité mixte partageant un temps d’exercice et de recherche : une carrière hospitalo-universitaire, dont la thématique sera de contribuer à la transition numérique de la neurologie.

Il y a tant de choses à faire, que cela débordera sans doute de la neurologie, ce qui pourrait ouvrir de belles perspectives tant pour les médecins que pour les patients.

4) Comment voyez-vous l’évolution de la santé face à l’essor de l’IA ? Comment imaginez-vous le secteur dans 5-10 ans ?

Je constate plusieurs hiatus. Beaucoup d’efforts sont actuellement faits dans le développement technologique, moins dans le développement d’outils pour l’action du métier. D’une part, certains acteurs parlent de jumeau digital, de réseau de neurones pour prédire l’évolution de cancers rares, etc. Souvent, ces technologies s’appuient sur des données de recherche plutôt que de routine. D’autre part, dans le quotidien, les médecins en sont encore à être écrasés par les charges administratives nécessitant des saisies manuelles multiples des mêmes données, les services d’urgences sont saturés de patients polypathologiques dont la prise en charge est rendue chronophage simplement du fait que leurs dossiers médicaux ne soient pas partagés de manière efficiente, l’ergonomie des logiciels hospitaliers et de cabinets laisse encore à désirer, d’où l’inflation du temps informatique aux dépens du temps médical.

Cela m’amène à une autre opposition entre, d’une part, les startups qui développent des outils numériques préférentiellement pour les maladies chroniques, dont les prises en charge sont filialisées et relativement standardisées. Il faut reconnaître l’explosion des connaissances scientifiques qui appellent à la médecine de précision et à l’hyperspécialisation. D’autre part, les médecins qui m’apparaissent les plus demandeurs et les plus enclins à adopter ces outils sont ceux impliqués dans le soin primaire (médecine générale et urgences), dont l’exercice est exigeant cognitivement, car non filialisé par nature. Ils n’ont pas la possibilité de gérer cette complexité par l’hyperspécialisation puisque les problématiques sont intriquées chez le même patient. Cette offre préférentielle pour les soins filialisés découle sûrement d’un biais de survie des startups sur ces marchés.

L’émergence d’une standardisation des données cliniques et de leur intégration sera le déclic de la médecine numérique à l’instar de la radiologie dont le format d’imagerie est standardisé depuis longtemps : le DICOM. Une fois qu’on a défini les données sur lesquelles on travaille, on peut commencer à faire du machine learning pouvant impacter la pratique. Je vois les modèles d’IA à proprement parler comme une couche de modélisation au-dessus de cette architecture « Big data » médicale.

« Pour moi, l’enjeu véritable pour la profession est de prendre l’initiative dans le numérique pour concevoir – ou du moins piloter – le développement des outils nécessaires et adaptés au terrain pour gérer le quotidien médical contemporain ».

Bien que, dans les conditions actuelles et de manière compréhensible, beaucoup de médecins soient réfractaires à l’idée d’outils nécessitant de passer davantage de temps sur l’écran, a fortiori durant la consultation, je pense que c’est une question de « caisse à outils ». Le temps d’écran diminuera avec des outils efficients. L’appropriation du numérique par notre profession ouvrira des perspectives d’architecture de données permettant la portabilité, l’automatisation des tâches chronophage, la synthèse des dossiers médicaux, peut-être une renaissance des systèmes experts, puis l’ajout d’une couche d’intelligence artificielle à proprement parler : l’intelligence augmentée, en somme.

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